Article de Claude Lelièvre
Feu la mise en filières ! 60 ans après la « mise en
filières » du lycée général et 6 ans après la réforme du lycée « Blanquer », l’historien Claude Lelièvre
rappelle que ce décret de 1965 n’a pas fait l’objet de discussions en amont. Un
rappel que rien n’a changé dans la gouvernance de la politique
éducative ou dans la hiérarchie des « filières » ou
« spécialités » !
« La « mise en filières » a été présentée comme devant
être un cadre fonctionnel »
La « mise en filières » date tout juste de soixante ans, du décret
du 10 juin 1965 . Ce décret n’a été précédé
d’aucune discussion de loi ayant quelque rapport avec lui, alors même qu’il a
pourtant sensiblement changé l’organisation du second cycle de l’enseignement
secondaire.
Les filières conduisant au baccalauréat se spécialisent dès la classe de
seconde avec cinq séries « générales » : A (littéraires), B
(sciences économiques et sociales), C (mathématiques), D (sciences
expérimentales), T (mathématiques et techniques, qui deviendra E). Des
formations techniques très spécialisées devant conduire en trois ans à des
baccalauréats « technologiques » institués par le décret du 20
novembre 1968 seront mises en place : séries F (industrielles ou
médico-sociales), G (techniques administratives, de gestion ou commerciales), H
(techniques informatiques).
La « mise en filières » a été présentée comme devant être un cadre
fonctionnel pour une bonne orientation qui tienne compte des aptitudes et des
goûts des élèves afin de les préparer à des sorties diversifiées du système
scolaire. Mais elles ont été presque aussitôt hiérarchisées entre elles, les
filières générales étant placées au-dessus des filières technologiques, et la
filière C (dite mathématiques) planant tout au-dessus des autres.
Cette filière dominante a été convoitée bien au-delà de ce à quoi elle
devait normalement (fonctionnellement) conduire, à savoir des orientations
spécifiques requérant des capacités particulières dans le domaine mathématique
et scientifique. Du fait de sa position dominante de filière d’excellence, elle
a ouvert de fait pratiquement à tout (et souvent en priorité), ce qui a conduit
à un certain nombre de dysfonctionnements en chaîne du système Dès 1983, le
rapport sur les seconds cycles a souligné que « les études à dominante
scientifique, détournées de leur finalité, servent en fait à définir une élite
».
« La filière ‘’S’’ était largement dominante »
Les rapports ou les projets de réforme qui se sont succédé ensuite ont
souhaité « rééquilibrer les filières et les séries » en
luttant notamment contre la prééminence de la filière C constituée en voie
royale. La réforme de 1992, par exemple, a institué la Seconde de détermination
générale et technologique et tenté de requalifier les deux filières A et B en
filières L ( littéraire) et ES (économique et sociale)
tout en rassemblant les anciennes filières générales C ( mathématiques) et D
(sciences expérimentales) en une seule filière S (scientifique).
Mais des années plus tard et de façon récurrente, il a bien fallu constater
que la filière ‘’S’’ était largement dominante et exerçait une prédominance
plus que jamais importante au détriment des deux autres filières générales, en
particulier de la série L. La réforme « Blanquer »
a prétendu mettre fin à cet état de fait. Feu la mise en filières !
Mais quid de ce qui a été mis en place, à sa place ? Le principe
hégémonique des « filières » a été modifié par l’introduction d’un
assez fort « principe optionnel ». On remarquera que cette réforme là
(comme la réforme Fouchet de 1965) n’a pas figuré dans une loi
alors qu’elle a été pourtant contemporaine de la « Loi pour une école de
la confiance » du 26 juillet 2019 .
« Depuis la réforme de 2019, les effectifs scientifiques se
sont effondrés »
Avec quel résultat pour ce qui concerne le problème de la filière S et la
place des sciences dans les cursus des uns et des autres selon l’étude de
Mélanie Guenais parue le 7 mars 2024 dans « The
Conversations » ?
« Dans l’étude que nous avons menée, on qualifie de bac
« sciences » les cursus en terminale générale incluant au moins 12h
hebdomadaires de sciences, dont 5h30 de mathématiques. Avant 1994, cela
équivaut aux séries C, D et E puis, entre 1994 et 2019, à la série S et, depuis
la réforme de 2019, aux doublettes de spécialités maths/sciences (soit
numérique et sciences informatiques (NSI), soit physique-chimie (PC), soit
sciences de l’ingénieur (SI) ou encore sciences de la vie et de la terre
(SVT)).
Depuis la réforme de 2019, les effectifs scientifiques se sont effondrés
: la baisse est de 30 % pour les garçons et de 60 % pour les filles.
La réforme de 2019 marque une rupture avec une baisse inédite du taux d’accès
au bac sciences en 2022 tant pour les filles que les garçons, pour lesquels ce
recul est moins marqué : les inégalités de genre se sont nettement
aggravées depuis la réforme.
Juste avant la réforme de 2019 un bachelier avait 1,4 fois plus de
chances d’avoir un bac scientifique qu’une bachelière. Après la réforme, en
2022, un garçon a 2,3 fois plus de chances qu’une fille d’avoir un bac «
sciences » […] Une telle organisation au lycée n’aboutit finalement qu’à
préserver une élite masculine dominante dans les parcours scientifiques au
détriment de son accès à tous, dont les femmes ».